Portraits en noir et blanc de Violaine de Filippis-Abate, avocate et porte-parole d’Osez le féminisme, et de Diane Roman, professeure de droit public à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Regards croisés : l'inscription de l'IVG dans la Constitution

Publié 23/02/2024|Modifié 31/01/2024

Violaine de Filippis-Abate, avocate et porte-parole d’Osez le féminisme, et Diane Roman, professeure de droit public à l'école de droit de la Sorbonne, nous apportent leur double éclairage pour comprendre les enjeux de l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution.

Le président de la République a engagé fin 2023 une révision de la Constitution pour y inscrire « la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse ».

Un projet de loi constitutionnelle a été adopté par les députés lors d'un vote solennel à l'Assemblée nationale mardi 30 janvier 2024. 

Il prévoit que : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».

Pourquoi inscrire la notion d’IVG dans la Constitution française ?

VIOLAINE DE FILIPPIS-ABATE : Aujourd’hui, il y a des mouvements « anti-droits » dans de nombreux pays, y compris en France, qui remettent activement en cause le droit d’IVG. On peut directement en apprécier les conséquences aux États-Unis, où la révocation par la Cour suprême en juin 2022 de l’arrêt Roe vs Wade (qui fixait le cadre légal de l’accès à l’IVG) a déjà entraîné l’interdiction de l’avortement dans de nombreux États.
Plus près de nous, en Pologne, l’opposition centriste, qui a remporté les législatives en octobre, a dans son programme une remise en cause du droit à l’avortement. À Malte, pays qui fait également partie de l’Union européenne, les femmes peuvent avorter uniquement si leur vie est en danger et que le fœtus n’est pas viable…
En France, les anti-IVG sont toujours actifs, notamment sur les réseaux sociaux, malgré le délit d’entrave numérique qui a été créé. C’est une réalité, et proche de nous.
DIANE ROMAN : En France, aujourd’hui, le régime légal de l’IVG est fixé par le code de la santé publique, c’est-à-dire par la loi. En premier lieu la loi Veil de 1975, qui avait dépénalisé l’IVG sous certaines conditions. Elle a été progressivement modifiée par les législateurs successifs pour assouplir ces conditions.
Si le Parlement adoptait une nouvelle loi qui, par exemple, raccourcissait à 4 semaines de grossesse le délai légal pour recourir à l’IVG, ou restreindrait l’IVG à des grossesses issues de viols, ou supprimerait sa prise en charge par l’assurance maladie, ou imposerait d’écouter les battements de cœur du fœtus… Cette loi pourrait entrer en vigueur et aboutir, de facto, à supprimer l’IVG. Je ne prends pas ces exemples au hasard puisque ce sont exactement les lois qui sont adoptées dans les pays qui reviennent aujourd’hui sur le droit des femmes à pouvoir avorter.
Ce qu’une loi a fait, une loi peut le défaire, sauf s’il y a des principes constitutionnels qui s’y opposent. D’où l’importance d’une révision de la Constitution pour proclamer la liberté d’interrompre une grossesse et poser un « verrou » sécurisant le droit des femmes aujourd’hui et pour les générations à venir.

Quelle protection l’inscription de l’IVG dans la Constitution apporterait-elle ?

DIANE ROMAN : Si l’avortement était inscrit dans la Constitution, cela rendrait beaucoup plus difficiles des régressions, des atteintes.
Dans un contexte démocratique, on peut évidemment toujours modifier une constitution, et heureusement ! Une constitution, c'est la forme juridique du pacte social, c'est un projet de société. Donc heureusement que rien n’est figé pour l’avenir…
Mais réviser une constitution suppose qu'il y ait un certain consensus au sein du Parlement, ou dans la société française si un référendum est organisé. C’est quand même très compliqué de trouver un tel consensus.
VIOLAINE DE FILIPPIS-ABATE : Les sondages indiquent que 80 % des Français sont favorables à l’inscription de l’IVG dans la Constitution. L’adhésion populaire est là.
Cela ne veut pas dire que les électrices et les électeurs se déplaceraient nécessairement pour aller voter en cas de référendum, qui n’est pas l’option retenue, mais l’opinion est largement favorable.
Il reste cependant qu’inscrire l’IVG dans la Constitution n’est pas un remède magique. Une modification constitutionnelle reste possible, même si l’opération est plus complexe que réécrire une simple loi.

Au-delà de la protection de l’IVG, quels sont les enjeux de son inscription dans la Constitution ?

VIOLAINE DE FILIPPIS-ABATE :« Rien n’est jamais définitivement acquis », disait Simone de Beauvoir. « Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » C’est toujours vrai. Inscrire l’IVG dans la Constitution, notre socle fondateur, c’est un symbole fort dans notre monde actuel, malgré les réelles limites que nous avons soulignées et les propositions alternatives que nous formulons.
DIANE ROMAN : La question de l'avortement, c’est une question de droit à disposer de son corps. Une question d'autonomie personnelle. Une question de liberté personnelle. Mais c'est aussi une question d'égalité entre les femmes et les hommes. Parce que si on prive les femmes de droits procréatifs, de droits à la contraception, de droit à l'avortement, ça aboutit finalement à faire d'elles des citoyennes de seconde zone. C'est un enjeu d'égalité entre les femmes et les hommes.

Quelles sont les implications du choix du mot « liberté » plutôt que « droit » qui semble retenu dans le projet de loi actuel ?

VIOLAINE DE FILIPPIS-ABATE : Honnêtement, s’il n’y avait pas de différence, il n’y aurait pas de discussion…
Si je paraphrase les propos de la professeure de droit Mathilde Philip-Gay, vice-présidente Égalité de l’université Lyon 3 et co-directrice du Centre de droit constitutionnel, la liberté consiste simplement à permettre à l’individu d’exercer une possibilité. A l’inverse, elle souligne que la « consécration d’un droit revient, en tout cas théoriquement, à enjoindre à l’État d’en garantir le réel accès et ainsi d’en assurer l’effectivité ». Faire de l’IVG un droit fondamental reviendrait donc à consacrer quelque chose de beaucoup plus contraignant pour l’État.
Indépendamment du choix du vocabulaire entre « droit » ou « liberté », le vrai enjeu aujourd’hui, c’est qu’il y a encore des problèmes d’accès à l’avortement par manque de praticiens, fermetures de centres… alors que l’avortement concerne une femme sur trois !
Au-delà des questions de budgets, il y a aussi la question des mentalités. Il y a un manque d’information, même si des sites officiels existent, et un manque d’éducation. Il faut faire en sorte que soient tenues dans tous les établissements scolaires les séances d’éducation à la sexualité.
DIANE ROMAN : J’en profite pour rappeler que l’éducation à la sexualité est le meilleur moyen pour lutter contre la pédocriminalité. Les séances d’éducation à la sexualité dès l’école primaire sont obligatoires et le code de l'éducation prévoit qu’elles doivent porter également sur l’égalité entre les femmes et les hommes ainsi que la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
Quant à la distinction entre droit et liberté, ma réponse, sur ce point, est à deux niveaux.
D'un point de vue de théorie strictement juridique, il y a une distinction entre une liberté et un droit. La liberté, c’est un pouvoir d'autodétermination, c'est-à-dire la capacité à faire des choix pour soi et par soi-même. Le droit, par contraste, est intersubjectif. C'est-à-dire qu'un droit s'exerce par rapport à quelqu'un d'autre. Autant la liberté est un exercice solitaire, autant un droit est opposable à autrui, autrui devant respecter ce droit.
Donc reconnaître une liberté, c'est reconnaître une part de souveraineté de l'individu sur lui-même. Alors que reconnaître un droit, c'est mettre en place un mécanisme de revendication par rapport à des débiteurs. Le créancier peut opposer son droit au débiteur. Regardez les termes utilisés en matière médicale. Il y a une liberté d'enfanter, par exemple, une liberté de se donner la mort… Mais pas de droits opposables. En revanche, on va parler de droit d'accès aux soins, parce qu'il y a des hôpitaux, des services publics…
Puisqu’il s’agit de reconnaître la possibilité à la femme d’avorter autrement que seule par ses propres moyens, il serait aujourd’hui plus cohérent de parler du “droit” d’interrompre une grossesse…
Cependant, si un accord politique peut être trouvé en faveur de la constitutionnalisation de l’IVG autour de la notion de liberté, cela ne me pose pas de problème dès que cette liberté est garantie. À mon avis, le nœud du débat n’est pas dans l'opposition entre « droit » et « liberté », il est dans le verbe « garantir ». Dès qu'une liberté est « garantie », ça crée de facto un droit. La liberté d’expression est garantie donc ça vous donne le droit de vous exprimer librement…

Il y a eu un questionnement sur l’emplacement de l’article proposé dans la Constitution. Quels sont les enjeux autour de ce choix ?

DIANE ROMAN : La Constitution de 1958 n'a pas de déclaration de droits inscrite dans son préambule ou dans sa première partie. Elle se contente d'un renvoi à des textes anciens, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le préambule de la Constitution de 1946, la charte de l’environnement à partir de 2005… Donc c'est à chaque fois toute la difficulté quand on veut constitutionnaliser un nouveau droit : savoir où l’inscrire...
D'où la proposition d'inscrire la question des droits procréatifs, et notamment de l’IVG, dans l’article premier, qui pose le principe de liberté, principe d'égalité, etc.
L’option qui semble retenue, finalement, c’est l’article 34, qui définit le domaine de compétence du législateur. Je suis assez pragmatique, donc si c'est la voie d'un accord, pourquoi pas. Mais encore faut-il que l’énoncé soit clair, et mette moins l’accent sur la compétence du Parlement et davantage sur le contenu de la liberté protégée. Il serait donc préférable de retenir une formule comme : « La loi garantit la liberté des femmes d'avoir recours à une interruption de grossesse ».
VIOLAINE DE FILIPPIS-ABATE : L’article 34 énumère les domaines dans lesquels le Parlement possède la compétence pour légiférer. L’IVG y côtoiera l’enseignement ou encore les successions... En fait, écrire que le Parlement détermine les conditions de l’avortement est un simple rappel de la réalité.
Idéalement, au-delà de l’inscription actuellement prévue qui peut être un premier pas, une constitutionnalisation forte du droit à l’IVG, et donc une meilleure protection, pourrait se faire au sein d’une charte plus large portant sur l’égalité femmes-hommes, qui, au même titre que la charte de l’environnement, serait intégrée au bloc de constitutionnalité en préambule de la Constitution de 1958. Naturellement, la rédaction d’un tel texte demanderait un travail long et collaboratif des parties prenantes.

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