Déclaration du Premier ministre Jean Castex - Commémoration du 105e anniversaire de la bataille de Verdun

Ce contenu a été publié sous le gouvernement du Premier ministre, Jean Castex.

Publié 02/07/2021

Monsieur l’ambassadeur d’Allemagne en France,
Madame la ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants,
Monsieur le secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes,
Mesdames et Messieurs les parlementaires du département de la Meuse, Messieurs les présidents des groupes d’amitié France - Allemagne de l’Assemblée nationale et du Sénat,
Madame la préfète, mon général gouverneur militaire de Metz,
Mesdames et Messieurs les chefs de service de l’Etat,
Mesdames et Messieurs les autorités civiles et militaires,
Mesdames et Messieurs, Messieurs les représentants des autorités religieuses.
« Ceux du front voient dans leurs jumelles des soldats qui se sauvent de leurs abris, bondissent et tombent. Ils voient des cadavres bizarrement contorsionnés, accrochés aux barbelés, et ils savent que celui qui lève les bras au ciel, le corps embroché par une baïonnette, hurle « Maman ! ». Mais l’autre qui appuie son pied grossier sur l’adversaire touché pour casser ou plier la lame de toutes ses forces, cet autre a-t-il conscience de tuer un homme ? ». Ces mots qui décrivent l’horreur quotidienne des tranchés pendant les 300 jours et les 300 nuits que dura la bataille de Verdun n’ont pas été écrits en français, mais ils auraient pu l’être tant le paysage dévasté du champ de bataille se montrait identique d’un côté comme de l’autre des fils barbelés. Ces mots, Monsieur l’ambassadeur, ont été écrits en allemand par le dramaturge Hermann ZEIZ qui livra son témoignage direct sur la bataille de Verdun dans son livre Danse avec les morts .
Engagé volontaire dès 1914, cet auteur à succès de l’entre-deux-guerres, raconte dans sa langue, dans votre langue, dans la belle langue de Goethe, ce que Maurice GENEVOIX décrira plus tard dans Ceux de 14 . Les deux soldats ont porté les armes, l’un contre l’autre. Mais les deux écrivains exprimaient bien une même réalité dans des langues différentes. Une réalité qui leur apparaissait tout à la fois surhumaine et effroyable, sublime par l’esprit de sacrifice dont firent preuve nos soldats. Je pense au lieutenant-colonel DRIANT qui, à la tête de ses hommes, évita de justesse un désastre militaire au Bois des Caures, au commandant RAYNAL dont la résistance dans les entrailles du Fort de Vaux est restée dans toutes les mémoires, ou encore à la bravoure des troupes africaines qui, le 24 octobre de l’année 1916, permirent de reprendre le Fort de Douaumont. Réalité effroyable aussi, car cette bataille hors norme, cette bataille monstrueuse, cette bataille des 300 jours a vu deux grandes nations, héritières l’une et l’autre d’une culture millénaire ; déversées sur la terre et sur les hommes, un déluge de fer et de feu jamais envisagé jusqu’alors, même dans les récits bibliques les plus apocalyptiques.
Deux cultures différentes, mais pourtant issues d’un même tronc commun qui s’était justement scindé ici, près de 11 siècles plus tôt avec le traité de Verdun qui entérinait l’éclatement de l’Empire carolingien, et dessinait pour plus de 1 000 ans la carte politique et linguistique de l’Europe. Alors, souvenons-nous, dans le silence de ce cimetière militaire, qu’ici à Verdun, en moins de 10 mois, 60 millions d’obus ont été tirés dont un million pour la seule journée du 21 février qui ouvrit les hostilités.
Oui, souvenons-nous, au milieu de cette mer de croix blanches, qu’ici à Verdun plus de 300 000 hommes, Français et Allemands confondus, sont tombés pour leur pays. 300 000 fils, et parmi eux, combien de frères, combien de fiancés, combien d’époux, combien de jeunes pères qui ne rentreront jamais chez eux. Et dont la photo accompagnée de citations ou de décorations, parfois glorieuses, marquera pour plusieurs générations le souvenir d’un manque, le reflet d’une absence, avant de tomber parfois dans un oubli éternel. Plus que jamais, Verdun en appelle à l’obligation du souvenir, car l’oubli engendre le désintérêt, et du désintérêt naît l’indifférence. Il y a loin, mais cela ne saurait être une fatalité, du sacrifice de ceux de 14 au relativisme général d’une société qui pourrait oublier parfois ses devoirs à l’égard de la vie de la cité.
Aussi, c’est bien pour saluer la mémoire de ces centaines de milliers de soldats, oubliés avec le temps et l’effacement des mémoires familiales, devenus plus inconnus encore que leurs frères d’armes qui reposent sous l’Arc du Triomphe, que l’État, garant de la mémoire nationale, se doit de garder le souvenir de leur sacrifice dans une cérémonie comme celle qui nous réunit aujourd’hui. Rappelons-nous de ce qu’un jeune soldat français, pris dans la bataille, écrivait après un énième assaut, un énième bombardement. « Je mets la tête hors du boyau pour essayer de reconnaître les morts qui sont étendus là. Seul, car tout le monde est terré, je suis épouvanté par ce gigantesque charnier et suffoqué par l'odeur qui s'en dégage ; à perte de vue, la terre est recouverte de cadavres. Tout est changé. Les vivants sont sous terre et les morts sur la Terre ».
Souvenons-nous qu'ici, à Verdun, la résistance humaine fut poussée jusque dans ces derniers retranchements. On peut alors concevoir que des hommes écrasés par le feu du ciel et soumis à ces visions dantesques aient cherché à échapper à l’enfer. Mais il n'en demeure pas moins qu'ils furent par ailleurs des centaines de milliers à tenir et à mourir pour leur pays. Ils méritent la reconnaissance de la nation, de nos deux nations, Monsieur l'ambassadeur. Et si j'ai tenu à citer dans mon propos des phrases écrites en allemand et en français, aussi terribles les unes que les autres, c'est pour rappeler qu'ici, à Verdun, nos deux peuples se sont affrontés pendant des mois pour leur pays et l'idée qu'ils s'en faisaient. Une idée, un idéal devrais-je dire, qu'ils plaçaient au-dessus de leur propre vie. Alors, certes, il est facile de gloser à l'envie sur la mécanique implacable qui conduisit, de la déflagration du fameux coup de tonnerre dans un ciel serein au carnage de la Grande Guerre.
Personne, jamais, ne sera en mesure de réécrire l'histoire et rien n'est pire que la relecture des événements du passé au prisme des sensibilités qui n'ont plus rien de commun avec celles qui animaient les peuples d'alors. Une chose est certaine, en revanche, c'est que dans l'histoire, rien ne se fait sans la volonté des individus. Et les structures ne sont rien sans leur action. Les soldats morts à Verdun, qu'il soit allemand ou français, sont tombés parce que les uns croyaient en la France et les autres en l'Allemagne. Ils sont tombés aussi pour leurs camarades de tranchées et l'idée qu'ils se faisaient de leur devoir de soldat. Les uns ont combattu parce qu'ils pensaient que leur liberté était menacée, les autres parce qu'ils craignaient de voir leur pays encerclé par des forces hostiles. Pourtant, dans la fureur des combats, dans ces assauts incessants où l'on mourait par milliers, jour après jour, pendant trois cents jours pour quelques mètres gagnés sur l'ennemi ; ce n'était plus du sang français qui coulait, ce n'était plus du sang allemand, c'était tout simplement le sang mêlé de l'humanité. Partout, il avait la même couleur est partout les corps putréfiés exhalaient une même odeur, cette odeur insoutenable et tenace des charniers qui poursuivra longtemps leurs survivants.
Verdun, c'est d'abord cette épreuve commune dont il aura fallu panser les plaies pendant plusieurs décennies. Mais de cet affrontement titanesque est né avec le temps un respect mutuel entre les combattants. C’est ce respect entre braves que Jean RENOIR a si bien su fixer sur la pellicule de « La Grande illusion », un des plus grands chefs-d'œuvre du cinéma français. Cette communion dans l'épreuve des soldats français et allemands a d'abord été étouffée par le ressentiment. Mais elle a finalement ouvert le chemin sur lequel nous marchons aujourd'hui, celui de la réconciliation de nos deux pays, de nos deux peuples.
Si nous sommes ici pour rendre hommage au sacrifice des centaines de milliers de morts tombés pour leur pays à Verdun, si nous mesurons les souffrances des 400 000 blessés qui échappèrent à la mort au prix des pires mutilations, nous avons bien évidemment le devoir de tirer les leçons de l'histoire. Surtout lorsqu'elle a pris comme ici la dimension d'une épouvantable tragédie. Car Verdun n'est pas un événement en soi, Verdun n'est pas seulement une bataille parmi les grandes batailles qui, de la Marne à la Somme, scande notre mémoire de la Grande Guerre ; Verdun, c'est tout à la fois le creuset d'un formidable dépassement de soi et d'un processus historique de déshumanisation qui en annonçait d'autres pires encore.
À Verdun, les soldats ont déployé des trésors d'humanité, mais l'humanité a perdu quelque chose d'elle-même. Ceux de Verdun, comme on les a longtemps appelés, en tout cas ceux qui sont rentrés chez eux, en France comme en Allemagne, sont revenus si profondément transformés par ce sommet de souffrance que c'est la société occidentale tout entière qui s'en est à son tour trouvée transformer. La société a été entre deux guerres, a été traversée tout à la fois par un militarisme militant ou la nostalgie de la fraternité des armes a fini par l'emporter sur toute autre considération et par un pacifisme béat qui a conduit aux pires renoncements. Une société où la haine de l'Autre s'est instillée sournoisement, car le sacrifice demandé avait été si grand que rien ne semblait être assez fort juste pour le reconnaître. On sait les conséquences politiques incalculables que l’humiliation des traités de Versailles et la grande inflation, le prix de la dépense militaire et des réparations de guerre ont provoqué en Allemagne, puis dans toute l'Europe, à nouveau plongée dans le chaos.
En France, la défaite de mai 40 allait jeter tout un peuple sur les routes et un gouvernement dans la tourmente. Si l'on sait que dès le 18 juin, un général qui avait vu le désastre venir de loin allait incarné, depuis Londres, l'esprit de résistance et de grandeur, cette période rappelle aussi la figure d'un autre général, longtemps considéré comme Républicain, salué par toute une nation comme le héros de Verdun, devenu un peu moins de 30 ans plus tard, ce vieux maréchal qui, sous prétexte de faire don de sa personne à la France, la livra, ainsi que les juifs qu'elle abritait et qu'il avait pourtant le devoir de protéger à la fureur nazie. Pourtant, les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ont peut-être fini par cristalliser cette conviction que nos deux vieilles nations pouvaient et devaient construire l'avenir ensemble.
Ainsi, la communion dans l'épreuve de Verdun avait-elle resurgi pour s'imposer à nos deux peuples comme une marque indélébile. Le « plus jamais ça » pouvait enfin s'imposer dans nos volontés politiques et nos destins communs. L'Europe a ainsi fait le choix de se relever pour construire une autre paix que celle du traité de Versailles, une Europe qui ne serait pas celle de la rancœur nationaliste, des réparations insoutenables et des règlements de compte, mais celle de l'Union des nations et surtout, et avant tout, celle du couple franco-allemand.
C'est donc ici, au milieu de ce champ de bataille, que la grande idée d'une Europe unie et pacifiée a peut-être vraiment germé. Ce n'est pas un hasard si le général DE GAULLE a salué ici-même ce choix historique à l'occasion du 50ème anniversaire de la bataille de Verdun. Ce n'est pas un hasard non plus si, 18 ans plus tard, le 22 septembre 1984, le président MITTERRAND et le chancelier KOHL échangèrent une longue poignée de main alors que les deux hommes se recueillaient comme nous en cet instant devant l'ossuaire de Douaumont pour symboliser et pérenniser ce choix fondateur. Ce serment, nous nous devons de renouveler inlassablement. La chancelière MERKEL, monsieur l'ambassadeur en a fait la ligne conductrice de sa carrière politique et je veux saluer tout particulièrement aujourd'hui cet engagement sans faille. Le président Emmanuel MACRON a initié le traité d'Aix-la-Chapelle, signé au mois de janvier 2019 et entré en vigueur un an plus tard.
C'est grâce au renouvellement de cette entente historique que nous avons pu négocier, dans les meilleures conditions, le plan de relance européen dont nos deux pays vont pouvoir bénéficier après cette pandémie, qui n'est pas sans rappeler l'épidémie de grippe espagnole qui frappa les survivants de Verdun. Quel plus beau symbole de ce choix historique qui a été voulu par nos aînés et que nous continuons à faire vivre génération après génération ! Ce choix, Monsieur l'ambassadeur, nous le devons aux morts que la forêt de Verdun recouvre aujourd'hui de son linceul.
Ce choix, les souffrances abominables endurées par nos soldats, vous en faites un impératif absolu. Ce choix est celui de la raison, de l'humanité et de l'espérance.
Vive l'union de nos deux peuples ! Vive l'Europe, vive la République et vive la France !

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