Discours d'Édouard Philippe à la Conférence ministérielle européenne de l’enseignement supérieur

Ce contenu a été publié sous le gouvernement du Premier ministre, Édouard Philippe.

Publié 24/05/2018

Paris, jeudi 24 mai 2018
(Seul le prononcé fait foi)
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Madame la Directrice générale,
le Commissaire.
L’histoire de la pensée ne s’est jamais bornée aux frontières nationales. Déjà au Moyen-Age, quand les frontières de la France et de l’Europe n’étaient, ni identiques à celles qui prévalent aujourd’hui, ni même n’avaient le même sens que celui qui prévaut aujourd’hui, quand l’idée même de Nation en Europe n’était pas véritablement advenue, quelques institutions européennes essaimaient sur tout le continent. C’était les universités, qui, d’emblée, se sont pensées cosmopolites. On parlait alors de pérégrinations académiques, car des étudiants aux noms illustres, Marsile de Padoue ou Maître Eckhart se déplaçaient et se rencontraient de Bologne à Oxford.
La construction européenne et à certains égards la civilisation européenne est née de ces échanges humains, artistiques, intellectuels qui définissent aujourd’hui et qui ont forgé la culture partagée dont nous nous réjouissons. Cette culture européenne, c’est celle de DESCARTES, le philosophe dont on dit parfois qu’il résumerait le génie national à travers ce qu’il est convenu d’appeler le cartésianisme, dont nous savons tous ici qu’il rédige et qu’il publie « Le Discours de la Méthode » aux Pays-Bas.
C’est celle des naturalistes BUFFON ou CUVIER qui entreprennent une correspondance suivie avec leurs homologues européens pour échanger par voie postale des sachets de semences et des croquis qui ont totalement révolutionné l’histoire naturelle et l’agronomie.
Cette culture européenne, c’est celle de Marie CURIE et de Lise MEITNER, une Polonaise installée à Paris, une Autrichienne installée à Cambridge, deux physiciennes de génie qui prêtent aujourd’hui leur nom à des instituts et à des bourses de recherche prestigieux.
C’est aujourd’hui celle des chercheurs, celle des universitaires qui bâtissent quotidiennement l’Europe humaniste des savoirs. C’est donc un bonheur de célébrer ici et par une ironie que je souligne avec le sourire, singulièrement ici, dans un palais qui pendant longtemps a accueilli la Bourse des valeurs, le French Stock Exchange en quelque sorte, d’accueillir d’aussi nombreux délégués pour célébrer les vingt ans de la Conférence de la Sorbonne pour l’Europe des savoirs et de la mobilité.
Le 25 mai 1998, les ministres allemand, italien, britannique et français en charge de l’Enseignement supérieur y ont affirmé l’ambition de construire une Europe de la connaissance, à la fois plus attractive et structurée, forte d’un levier puissant, celui de la mobilité. Quelques mois après cette Déclaration de la Sorbonne, c’est à Bologne, dans la plus ancienne université du monde occidental, que vingt-neuf ministres du continent européen ont signé la Déclaration de Bologne qui a posé les pierres décisives dans la construction d’un espace européen de l’Enseignement supérieur.
Aujourd’hui, alors que les replis nationalistes instillent le doute, la défiance, l’inquiétude, la présence de 70 ministres de l’Enseignement supérieur montre que l’élan suscité à Bologne est devenu une référence partout dans le monde, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Ce nombre prouve qu’il existe une volonté collective d’entretenir cette dynamique et je salue la mobilisation de toutes les forces vives de l’Enseignement supérieur, des étudiants aux enseignants chercheurs. Tous ensemble, en articulant constamment les échelons national et international, nous devons encore améliorer les synergies entre l’Enseignement supérieur, la recherche, l’innovation, pour que l’Europe des savoirs reste un bien et une ambition commune.
Permettez-moi de commencer par un exemple, celui du système universitaire français, vous me pardonnerez, je l’espère, cette audace, à certains égards cette incongruité qui consiste à parler d’abord de soi-même devant un auditoire venant quasiment des quatre coins du globe. Mais je voudrais partager avec vous le sens de la réforme que nous avons engagée récemment en France, sous la conduite de Madame la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Parce qu’elle participe pleinement – je crois – de cet esprit de Bologne.
Pourquoi le Gouvernement a-t-il souhaité remettre à plat, complètement à plat l’accès à l’Enseignement supérieur ? Les conditions d’accueil, d’affectation et d’organisation du premier cycle de l’Enseignement supérieur ? Parce que le système d’entrée à l’université en France était menacé d’un véritable naufrage. Parce qu’il était fragilisé par un constat au fond déjà ancien, et peut-être toujours écarté, ou qu’on ne voulait pas affronter en face, qui consistait à organiser la sélection, ou plus exactement l’accès dans l’Enseignement supérieur français par un mélange curieux d’hyper sélections, d’échecs patents et cruels et de tirages au sort.
Certaines filières étaient très sélectives, d’autres étaient organisées de façon telle que près de 60 % des étudiants qui rentraient en premier cycle universitaire échouaient, parfois très vite, au bout d’un semestre, ils quittaient l’université, ils ne venaient plus au cours, ils comprenaient que la filière dans laquelle ils s’étaient inscrits ne leur permettrait ni de réussir ni même de s’épanouir. Ils n’étaient pas mis dans les meilleures conditions pour pouvoir atteindre ce que chaque étudiant cherche dans l’Enseignement supérieur : l’accès à la connaissance, à la Recherche, l’assouvissement d’une certaine façon, d’une curiosité intellectuelle, le moyen d’acquérir et de construire une émancipation et un épanouissement intellectuel.
Nous avons souhaité changer de logique. Nous avons souhaité changer de système et nous avons voulu supprimer le tirage au sort absurde qui conduisait certains à être affectés dans telle filière, alors que d’autres, qui pouvaient y être mieux préparés, qui pouvaient avoir un parcours personnel, lycéen, intellectuel qui les prédestinait à ces filières, se voyaient écartés par l’effet brutal et fondamentalement contraire au mérite du tirage au sort.
Nous avons voulu stopper cette mécanique, et c’est la raison pour laquelle nous avons mis en place un système d’accompagnement et d’orientation des étudiants. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place un système qui permet au premier cycle universitaire de dire très précisément quelles sont les conditions qui doivent être remplies pour l’étudiant pour avoir une chance de réussir, et qui, lorsque l’étudiant exprime l’envie, alors même qu’il n’a pas tous les éléments pour être mis en situation de réussir et lorsqu’il exprime le souhait de suivre cette formation, de s’adapter à cet étudiant pour lui donner les éléments qui lui permettront de maximiser ses chances de réussite.
Au fond, nous souhaitons que l’Enseignement supérieur soit capable de dire la vérité à l’étudiant et de s’adapter à l’étudiant, plutôt qu’un système dans lequel on ne dit rien à l’étudiant, et on vérifie souvent par l’échec qu’il n’est pas capable de s’y adapter.
C’est le sens de la réforme très profonde qui est à l’œuvre en France en ce moment, et je voudrais dire que dans cet objectif d’accompagner l’étudiant dans les 130 000 offres qui ont été faites aux étudiants à ce jour, de construire des parcours adaptés à eux-mêmes, personnalisés à eux-mêmes pour qu’ils réussissent dans le premier cycle universitaire, je vois quelque chose comme l’esprit de Bologne ; c'est la raison pour laquelle je veux dire à la fois tous mes encouragements et tout mon soutien à la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, et toute ma confiance dans la mise en œuvre de cette réforme majeure.
Cet esprit, ce Processus de Bologne, au-delà de cet exemple français, que peut-on en retenir, vingt ans après ? D’abord son attractivité. Bologne concerne aujourd’hui plus de 4 000 établissements d’Enseignement supérieur et près de 38 millions d’étudiants dans 48 pays. Au-delà de ce périmètre, son rayonnement s’étend au monde entier. Il est devenu une référence en matière d’organisation et de structuration de l’Enseignement supérieur. Et ça n’avait rien d’évident. Le défi était de taille, face à la diversité, à l’hétérogénéité des systèmes universitaires d’un pays à l’autre, et face à l’attachement légitime que chacun peut avoir à l’originalité de son propre système universitaire.
Il s’agissait donc d’instaurer un processus à la fois souple et volontaire, intergouvernemental et participatif, et au fond, résolument moderne. Cela signifie que les 48 Etats et l’Union européenne, membres du Processus de Bologne ne sont pas liés par un traité international. On pourrait parler d’un droit flexible, ou en français, en bon français, d’une « Soft Law », car cette déclaration ne relève pas d’un droit normatif assorti de contraintes et de pénalités.
La philosophie du Processus de Bologne repose sur la confiance a priori et la compréhension réciproque, ainsi que sur l’implication volontaire des parties prenantes, chaque pays conserve son identité, son système d’Enseignement supérieur, tout en engageant des réformes au rythme qui lui semble le plus approprié. En France par exemple, l’adhésion au Processus de Bologne a entraîné une profonde transformation du système universitaire, dont je viens d’évoquer les derniers aboutissements.
Ce droit flexible offre un exemple intéressant, et je dois dire assez réjouissant, de coopération européenne. Je dirais même un exemple nécessaire, à l’heure où un très grand nombre de nos concitoyens souhaitent une Europe moins normative, moins technocratique, plus participative, plus organisée sur l’idée de trouver des solutions plutôt que sur le réflexe d’édiction d’une norme.
Bien sûr, il faudra se demander comment maintenir cette dynamique pour inscrire le Processus de Bologne dans la durée. L’engagement initialement pris pour une décennie, jusqu’en 2010, a été renouvelé pour une nouvelle décennie afin de consolider l’espace européen d’Enseignement supérieur. Ce sera un des enjeux d’ici à la prochaine conférence en 2020 : redonner un sens, redynamiser la construction de cet espace européen de l’Enseignement supérieur et renforcer le lien avec les communautés universitaires.
Depuis vingt ans, les avancées ont été spectaculaires. Tout le monde connaît la nouvelle architecture en trois cycles, Licence, Bachelor, Master, Doctorat, tout le monde connaît les crédits ECTS, qui sont une autre forme de monnaie commune, d’une certaine façon, une monnaie liée à l’Enseignement supérieur. La transparence et la comparaison des diplômes en sont sorties renforcées, ce qui facilite évidemment la reconnaissance internationale des qualifications, l’attractivité, la transparence, la convergence progressive des systèmes universitaires sont des clés de la mobilité des enseignants-chercheurs et des élèves.
Un mot sur le Programme Erasmus ; près de 4,5 millions d’étudiants ont pu en bénéficier depuis son lancement, ce qui a donné naissance à des générations Erasmus que les plus âgés d’entre nous regardent, je vous le confie, avec une pointe de nostalgie.
Mais l’ambition reste vive, et il faut regarder devant nous. Le président de la République, dans son discours de La Sorbonne, a exprimé celle qu’en France, la moitié des jeunes d’une classe d’âge ait passée au moins six mois dans un autre pays européen avant leurs 25 ans. Plus globalement, la France souhaite que les politiques européennes en faveur de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Culture soient placées au cœur de l’action de l’Union, car le ciment de l’Europe a toujours été, et je crois, restera toujours la connaissance partagée.
Mais le Processus de Bologne a réactivé une autre filiation humaniste et politique, celle du Conseil de l’Europe qui, en 1949, appelle de ses vœux une Europe de la culture et de l’esprit pour préserver la paix et se prémunir contre le retour de la barbarie. Cette filiation hérite aussi de la Magna Charta Universitatum signée par les recteurs de nombreuses universités à l’occasion du 900e anniversaire de l’université de Bologne. Cette charte affirme notamment l’autonomie et la liberté académique des universités. Former et aiguiser l’esprit critique des étudiants restent des objectifs nécessaires pour lutter contre l’ignorance qui nourrit la désinformation et la violence.
Nous devons en effet continuer à construire l’espace européen de l’Enseignement supérieur qui participera, qui sera même la condition à certains égards de la création d’un nouvel humanisme européen. Cet espace européen de l’Enseignement supérieur doit dialoguer et coopérer avec le reste du monde. A cette fin, le Forum politique de Bologne suscitera demain des échanges que j’espère fructueux entre les ministres européens et la quinzaine de pays non européens présents cette année.
Il faut aller encore plus loin dans ce que le jargon universitaire qui, comme tous les jargons, est assez largement incompréhensible pour tous ceux qui ne sont pas des universitaires et je ne saurais trop encourager les très nombreux universitaires présents dans cette salle à penser à tous ceux qui sont encore plus nombreux et qui ne sont pas universitaires et qui ont parfois du mal à se repérer dans le jargon universitaire. Bref, il faut aller plus loin dans l’interopérabilité des systèmes nationaux, c’est-à-dire la possibilité de passer d’une université européenne à l’autre.
Cela implique d’étendra la mobilité aux étudiants et aux personnels des universités qui en sont actuellement exclus et cela implique d’approfondir les modes de coopération par les échanges de bonnes pratiques, notamment en matière de numérique, de dématérialisation des procédures ou par la création de formations conjointes.
Nous devons développer des parcours souples et innovants qui prennent en compte la diversité des étudiants. Ceux issus des catégories sociales défavorisées ne peuvent être laissés au bord de la route quand ils disposent des attendus nécessaires à l’intégration d’une licence. J’appelle enfin à systématiser les ponts entre la recherche, l’Enseignement et l’innovation, notamment dans les domaines de pointe comme l’intelligence artificielle. Ces ponts sont le fondement notre culture, le socle de notre compétitivité économique et le socle de notre souveraineté de demain.
C’est pour porter haut ces ambitions que le Président de la République, Emmanuel MACRON, dans son discours de septembre 2017 à la Sorbonne, a lancé l’idée de créer des universités européennes. Il s’agirait d’instaurer des réseaux européens d’universités composés de quatre à six établissements dans au moins trois Etats membres. Ces réseaux associeraient des partenaires des secteurs public et privé pour développer une offre compétitive au niveau mondial. La Commission européenne a repris cette idée et prépare un appel à projets qui devrait être publié en octobre 2018 dans le cadre du programme Erasmus Plus.
La ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a annoncé avant-hier que la France contribuerait financièrement au développement de ces universités européennes à hauteur de 100 millions d’euros sur 10 ans dans le cadre de son programme d’investissements d’avenir.
Mesdames et Messieurs, je suis né en 1970 et j’ai passé mon Bac en 1988 en Allemagne, à Bonn. A l’époque, le monde était différent : il y avait deux Allemagne, il y avait un Rideau de fer qui coupait l’Europe en deux. Beaucoup d’entre nous dans cette salle ont connu, ont vécu cette époque des deux côtés de ce triste Rideau de fer. Certains ne l’ont pas connu, un très grand nombre dans cette salle puisque, manifestement, tout le monde est très jeune. Le monde a profondément changé.
A l’époque où j’ai passé mon Bac en Allemagne, à l’époque où j’ai commencé mes études supérieures en France, ceux des étudiants français qui avaient la possibilité, à l’intérieur de leur cursus, d’aller suivre une année d’Enseignement supérieur dans un pays européen étaient une infime minorité. Ils étaient une infime minorité qui avait réussi, souvent par leur audace personnelle, parfois par leurs connexions, parfois en bénéficiant de programmes très en avance sur leur temps d’établissements d’Enseignement supérieur, à faire des ponts avec d’autres établissements d’Enseignement supérieur en Europe.
Aujourd’hui, quelques années après, le monde et le monde de l’Enseignement supérieur ont radicalement changé. Pour ceux qui s’engagent dans l’Enseignement supérieur aujourd’hui, le déplacement à l’étranger, l’accomplissement d’une partie de sa scolarité à l’étranger est devenu, sinon la norme, au moins quelque chose de simple, de facile, d’accessible, d’évident et de recherché.
C’est une transformation du monde incroyablement précieuse et c’est quelque chose dont nous devons être incroyablement fiers et reconnaissants pour ceux qui l’ont engagé, l’ont permis et l’ont facilité. Mais nous ne sommes qu’au de cet exercice. Nous devons faire beaucoup mieux, beaucoup plus. Nous devons gagner la bataille de l’intelligence collectivement car les dangers auxquels nous sommes confrontés, que ce soit en raison de la finitude des ressources, des déséquilibres géostratégiques, des tensions croissantes ou des replis populistes, la bataille de l’intelligence, qui a toujours été essentielle, devient urgente, Mesdames et Messieurs.
Le temps presse et tout ce que nous ferons pour faire en sorte que l’Enseignement et singulièrement l’Enseignement supérieur soit plus adapté aux défis de ce monde, soit toujours plus exigeant avec le monde dans lequel nous vivons, tout ce que nous pourrons faire pour faire circuler l’intelligence et l’élever collectivement sera une réponse aux défis du monde. Je ne sais pas si l’élan de Bologne permettra de sauver le monde mais je suis certain que le monde serait perdu si nous n’accroissions pas cet effort et l’élan de Bologne. Je vous remercie.

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