Signature de la convention de partenariat entre l’État et la fondation pour la mémoire de l’esclavage - Discours du Premier ministre

Ce contenu a été publié sous le gouvernement du Premier ministre, Édouard Philippe.

Publié 15/11/2019

Seul le prononcé fait foi
Monsieur le Premier ministre et président de la fondation,
Madame la ministre, chère Annick,
Madame la présidente du comité de soutien, madame la ministre, chère Christiane TAUBIRA,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Mesdames et messieurs les membres des instances de gouvernance de la fondation,
Mesdames et messieurs les membres du comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage,
Mesdames et messieurs,
Il peut arriver que nos héros aient des pères. Et il arrive que ces pères soient eux-mêmes des héros, qui étaient nés noirs et esclaves. C’est le cas du général Dumas, qui n’est pas entré au Panthéon, comme son fils, mais qui y mériterait une place de choix, tant sa vie coïncide avec une page à la fois glorieuse et inique de notre histoire nationale.
L’histoire des Dumas, c’est d’abord celle d’un aventurier normand, le marquis Alexandre-Antoine de la Pailleterie, qui part à Saint-Domingue, au milieu du XVIIIe siècle. Cette histoire normande emprunte les routes de la mondialisation marchande, dans ce qu’elle a de plus conquérant et aussi de plus infâmant. Car les îles, qui semblaient un eldorado à certains, sont pour d’autres un enfer. Celui de l’esclavage qui assimile les noirs à des « biens meubles », conformément au Code noir promulgué en 1685. Alexandre-Antoine de la Pailleterie achète une plantation et a plusieurs enfants avec l’une de ses esclaves, Cessette. Parmi ces enfants, Thomas-Alexandre. L’histoire est incertaine, certains disent que Cessette n’était plus esclave lorsqu’elle eut ses enfants.
Thomas-Alexandre, qui embarqua un jour pour Le Havre, rejoignit les dragons de la Reine, fonda les Chasseurs-Alpins, fut un fervent défenseur de la Révolution et s’illustra dans les campagnes de Bonaparte, était donc né esclave. Celui qui fut le premier Antillais, le premier descendant d’Africain à parvenir au grade de général, celui que ses ennemis surnommèrent « le diable noir », pour sa bravoure, ce héros de notre histoire nationale mourut dans la pauvreté, sans avoir obtenu la Légion d’honneur, car il était noir dans un pays redevenu raciste une fois que Napoléon eut fini de percer sous Bonaparte. Peu importe que son fils, d’une manière au moins romanesque, l’ait vengé. L’histoire du général Dumas reste un exemple d’héroïsme, de loyauté, de bonté humaine – comme le prouvent les biographies d’André Maurois ou plus récemment de Claude Ribbe – et en même temps une blessure dans le cœur des Français.
Si cette histoire me touche infiniment, comme elle touche des millions de Français, c’est parce qu’elle illustre à quel point notre mémoire, comme notre peuple, est de sang mêlé. Dans toutes nos familles, comme chez les Dumas, il peut y avoir un héros qui descend d’un esclavagiste. C’est pourquoi nos chemins de mémoire réactivent des blessures collectives, d’autant plus douloureuses que l’histoire les a comme fondues à d’autres chemins de mémoire, plus glorieux. Mais les seconds n’absolvent, ne libèrent aucunement des premiers. L’esclavage en territoire français fut et reste une abomination qu’il convient d’étudier, de commémorer et de dénoncer comme telle. C’est notamment la mission de la fondation pour la mémoire de l’esclavage, dont la création nous réunit aujourd’hui.
Le 10 mai 2018, pour la journée nationale des mémoires de l’esclavage, de la traite et de leurs abolitions, j’avais rappelé la nécessité d’entretenir un archipel de dates et de mémoires. D’abord, parce que l’esclavage fut un phénomène local et mondial, qui ne concerne pas seulement nos outre-mer et nos grands ports. Il appelle donc des commémorations locales, nationales et internationales. Ensuite, parce qu’il faut entretenir la mémoire des blessures, mais aussi celle des résistances, nombreuses et héroïques, qui précédèrent l’affranchissement.
Cette mémoire en actes, que le Président de la République appelle de ses vœux, nous en voyons des accomplissements remarquables depuis deux ans. Il y a quinze jours, j’étais en Guadeloupe, où j’ai notamment visité le Mémorial ACTe, à Point-à-Pitre, qui héberge une exposition remarquable sur le « Modèle noir ». Comme beaucoup d’entre vous, je l’avais déjà vue au musée d’Orsay, mais le Mémorial ACTe propose une mise en scène et des pièces inédites. Ce n’est donc pas une simple transposition de l’exposition parisienne ou new-yorkaise, mais sa relecture dans le contexte antillais et caribéen.
Beaucoup de nos concitoyens ont été frappés par ce « modèle noir », ou plutôt par le regard que nous avons longtemps posé sur lui, au seuil de notre modernité. Car l’art fut une voie d’expression et de libération, pour des milliers d’esclaves. Mais il put aussi véhiculer et banaliser les préjugés racistes qui furent la conséquence, plus encore que la cause, de l’esclavage. J’évoquais le général Dumas. Malgré sa popularité, malgré sa bravoure, malgré son humanisme, les caricatures qui le représentent – et ce sera aussi le cas pour les portraits-charges sur son fils – esquissent une analogie profondément raciste.
Cette exposition apprend à voir les stéréotypes racistes plaqués sur des modèles dont la beauté souvent altière est par ailleurs bouleversante. Elle apprend à voir ce que ces assignations identitaires ont de daté, et en quoi certaines restent désespérément actuelles, notamment quand les stéréotypes de genre se superposent aux préjugés racistes.
C’est pourquoi nous avons besoin du travail que mènent, sur tous nos territoires, les enseignants, les chercheurs, les artistes, les associations, les collectivités, pour mettre au jour la place de l’esclavage dans notre histoire économique, politique, démographique. Nous avons besoin d’une politique publique de soutien à toutes les actions scientifiques, pédagogiques et mémorielles qui portent sur l’esclavage.
Depuis trente ans, nous avons collectivement progressé, parfois sous le feu des controverses, mais sans retour en arrière dans la prise de conscience collective, sans rupture dans l’action des gouvernements successifs. Grâce aux acteurs de la mémoire, grâce aux associations, grâce aux nombreuses initiatives dans les territoires, nos concitoyens expriment une aspiration croissante à connaître et à commémorer ce que furent les traites, l’esclavage et l’abolition dans l’histoire de notre pays.
Les deux mandats du président Jacques CHIRAC furent marqués par des événements fondateurs dans cette prise de conscience collective. Je pense à la marche du 23 mai 1998 en mémoire des victimes de l’esclavage et de la traite dans les colonies françaises. Je pense, chère Christiane TAUBIRA, à la loi décisive du 21 mai 2001, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité. Je pense au rapport d’Edouard GLISSANT et au choix de la date du 10 mai comme journée nationale de commémoration.
Je pense aussi au comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, dont je veux saluer l’engagement bénévole et remarquable, sous l’autorité de son président. Depuis quinze ans, ce comité promeut des travaux de recherche sur l’esclavage, par exemple avec ses prix de thèse, qui ont largement contribué au travail de mémoire.
Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est parce qu’une étape supplémentaire vient d’être franchie avec la création de la fondation pour la mémoire de l’esclavage. Le 10 mai 2016, le président François Hollande appelait de ses vœux une fondation qui contribuerait à la diffusion de connaissances sur les traites et l’esclavage, mais aussi sur les combats des abolitionnistes. Depuis le 3 mai 2017, cher Jean-Marc AYRAULT, vous en dirigez la préfiguration avec le concours constant de l’Etat.
Désormais, cette fondation est une réalité et nous attendons beaucoup des missions éducatives, scientifiques, mémorielles et culturelles qu’elle entend mener. Sa première production est d’ailleurs liée au « Modèle noir » puisqu’il s’agit des actes du colloque sur le « patrimoine déchaîné ». La Fondation reprendra les missions du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Le Mémorial Acte est également représenté à son conseil d’administration par son président ce dont je me félicite.
L’Etat signe aujourd’hui une convention cadre, avec la fondation, au deuxième jour de sa création, pour préciser les contours du soutien qu’il entend lui apporter, dans le respect des volontés exprimées par les parties prenantes. Tous les départements ministériels confirment leur engagement à vos côtés. Car les ministères de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et des outre-mer ne sont pas seuls concernés. Les ministères des armées, de la justice ou de la cohésion des territoires ont aussi leur rôle à jouer pour faire vivre cette histoire et l’assumer politiquement dans toute sa complexité, dans toute son indignité. C’est à cette condition que nous pourrons construire une mémoire partagée sans laquelle notre République et notre société ne tiendront pas longtemps debout.
Je forme aussi le vœu, monsieur le Président, que le nombre et l’engagement des mécènes privés renforcent ceux des fondateurs et des premiers mécènes qui sont ici présents et que je salue. Tous nos concitoyens, qu’ils résident dans l’Hexagone ou dans les outre-mer, ont vocation à devenir mécènes s’ils le peuvent et le souhaitent.
Par ailleurs, le président de la République Emmanuel MACRON avait annoncé en 2018 la création d’un mémorial, comme le demandaient de nombreuses associations et des descendants de victimes de l'esclavage. Ce mémorial sera érigé dans un lieu emblématique de notre capitale, le Jardin des Tuileries, à proximité de la place de la Concorde, notamment pour abriter les différentes commémorations.
Celles et ceux qui ont concouru à la reconnaissance de cette page inique de notre histoire par la Nation seront consultés dans les prochains jours pour cerner les attentes institutionnelles et mémorielles auxquelles il devra répondre. Un appel d'offres artistique international sera lancé au premier trimestre 2020 en vue d’une inauguration le 10 mai 2021. Le professeur Frédéric REGENT sera conforté dans sa mission d'accompagnement scientifique, notamment pour superviser et éclairer le recensement des noms des victimes de l'Esclavage. La Fondation sera bien évidemment associée à ce comité d’orientation.
Les traites et l’esclavage, Mesdames et Messieurs, ont été « un attentat contre la dignité humaine » et « une violation flagrante du dogme républicain Liberté, Egalité, Fraternité », pour reprendre les mots du décret du 27 avril 1848. Ce décret d’abolition, on le doit au gouvernement provisoire de la IIème République, on le doit à Victor Schœlcher, on le doit aux hommes et aux femmes qui payèrent souvent de leur vie cette lutte pour l’abolition. Mais ce décret fut un point de départ autant qu’un terme. Il nous oblige, pour le temps passé autant que pour l’avenir.
En 1948, dans le discours qu’il prononce pour le centenaire de l’abolition, Aimé Césaire utilise un oxymore terrible : l’esclavage des noirs, dit-il, est « cette institution qu’une barbarie civilisée avait, pendant deux siècles, instaurée et maintenue sur le continent américain ». L’esclavage était, très littéralement, une barbarie civilisée.
A chaque génération, il revient donc d’étudier l’histoire de la civilisation, mais aussi l’histoire de la barbarie, l’histoire de la barbarie dans la civilisation et malgré la civilisation. Car la barbarie n’est pas un stade antérieur de l’humanité. Elle n’est pas le propre de contrées lointaines. Elle est une composante de notre humanité, un possible constamment réactualisé par l’histoire. C’est pourquoi le devoir de mémoire est le plus sûr chemin de résilience et de vigilance.
Je vous remercie.

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