Discours lors de la visite à la prison Patarei (Estonie)

Ce contenu a été publié sous le gouvernement du Premier ministre, Édouard Philippe.

Publié 03/07/2017

Monsieur le Premier Ministre,
Mesdames et Messieurs,
C’était un train. Un train comme beaucoup d’autres trains, un train qui traversait la campagne au printemps, malgré la guerre, après un hiver rude. Un train qui a probablement été vu, aperçu par des paysans, par des soldats, par des hommes et par des femmes qui se sont interrogés ou non sur ce qu’il contenait.
Dans les 2 000 kilomètres qui séparaient son point de départ et son point d’arrivée, dans les plus de 2 000 kilomètres, ce train était peut-être insignifiant.
Dans ce train, 878 hommes « coagulés », pour reprendre l’expression de Robert ANTELME dans « L’Espèce humaine ». Il sait de quoi il parle, Robert ANTELME. Il sait surtout comment le dire. Il l’a si bien dit, avec des mots durs et crus, qu’au début, personne n’a voulu le croire, sauf peut-être sa femme, Marguerite DURAS.
Parmi ces hommes « coagulés », figure un architecte niçois, André JACOB. A quoi pense-t-il, André JACOB ? A cette amnistie qui a ulcéré le prisonnier de la Grande Guerre ? A ce Second Prix du Concours d’Architecture de Rome remporté en 1929, dont le sujet, « Le Palais de la Ligue des Nations de Genève », devait le frapper avec une ironie mordante ? Plus sûrement à sa femme, Yvonne, à ses filles, Denise, Madeleine et la petite Simone, qu’il n’a presque pas eu le temps, qu’il n’a pas eu le temps d’embrasser. Cette petite Simone, devenue grande, rencontrera un mari, Antoine VEIL. Ses fils sont présents aujourd’hui.
Plus loin dans le wagon, peut-être tout près d’André JACOB et de son fils Jean, se tient un homme à la forte carrure. Son nom, Miron ZLATIN, prend sa source dans les rives du Dniepr en Biélorussie. Mais sa patrie, c’est la France, c’est la France depuis que le Président Albert LEBRUN lui a accordé la nationalité française, en récompense de la Médaille d’Or qu’il a obtenue à l’Exposition agricole de la Porte de Versailles en 1939. Deux adolescents, Théo REISS et Arnold HISRCH, l’encadrent.
Son regard flotte peut-être, pour autant qu’il puisse l’apercevoir, sur cette campagne qui lui rappelle sans doute sa ferme, dans le Nord d’avant la guerre ou celle d’Izieu, dans l’Ain. Sans doute, Miron ZLATIN pense-t-il à sa femme, Sabine, qui a réussi à s’échapper à Montpellier. Sans doute pense-t-il aux enfants de la colonie d’Izieu. Il pense à l’évidence aux deux adolescents qui l’accompagnent.
Et puis, dans ce wagon, il y a vous, cher Henri ZAJDENWERGIER. Adolescent d’Angoulême, que la police a arrêté, le 7 février 1944, alors que vous vous rendiez au lycée. Commence à ce moment votre « Voyage au bout de la nuit » : le camp d’internement de Poitiers, Drancy, le Convoi 73, la campagne, les 878. A Kaunas, en Lituanie, le train s’immobilise, des cris retentissent, on détache des wagons. Pourquoi ? Vers où ? Vous l’ignorez.
Pour vous, direction Tallinn. On vous affecte, avec d’autres, à l’entretien de l’aérodrome de Lasnamiai (phon). Le travail y est harassant, brutal. Les conditions de détention entre les murs de la prison inhumaines. A la fin du mois d’août, vous rejoignez le camp de Stutthof en Prusse orientale. Le voyage reprend à nouveau, cette fois en janvier, dans la neige, les pieds enroulés dans du papier de ciment. Les trainards tombent sous les balles, dans les fossés.
En mars, vous refusez de sortir du baraquement dans lequel vous avez trouvé refuge. On vous y abandonne. Vous perdez connaissance. Vous rouvrez les yeux. Un officier de l’Armée russe vous regarde. Peut-être, mais peut-être seulement le voyage depuis Angoulême s’arrête-il.
Vous êtes 22 à regagner la France en 1945. A la vérité, on peut se demander si le voyage depuis Angoulême a vraiment pris fin. Probablement pas. C’est pourquoi votre présence devant cette stèle, où se tenait également Simone VEIL en juin 2010, nous honore collectivement. Elle m’honore. Du fond du cœur, merci.
Les historiens ignorent encore pourquoi ce convoi a pris la direction de la Lituanie, pour ensuite arriver ici. D’une certaine façon, quelle importance ! Tous les trains conduisaient à la mort.
En revanche, grâce au patient travail des familles de déportés, on n’ignore plus les noms de ceux qui voyageaient à l’intérieur de ce train. Madame Simone VEIL, présidente du Mémorial de la Shoah, rappelait l’importance de dresser les listes de noms.
Le nom, c’est le contraire du matricule. Le nom, c’est la mémoire. Le nom, c’est l’Humanité. Le nom, c’est ce que nous sommes.
Quand nous regardons cette stèle, une autre phrase de « L’Espèce humaine » peut nous revenir. L’auteur, s’adressant aux SS, aux Capos, à ces prétendus dieux qu’il craint et qu’il hait et dont le seul but consiste à l’avilir, lui et ses camarades, leur dit – je le cite – : « Vous avez refait l’unité de l’Homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. »
Votre témoignage, cette stèle, le travail des historiens, celui des familles de déportés, celui des enseignants qui accompagnent leurs élèves sur des lieux symboliques, comme celui-ci, comme ce fut le cas pour une délégation du lycée Marceau de Chartres, tout ce travail permet de consolider cette conscience irréductible. Une conscience que nous vous devons.
Nous la devons aussi à vous, madame JACOBSON, à votre amie, madame COHEN de l’Association du Convoi 73, à vous, Avi et Faina DOBRYSCH, qui veillez pour nous sur la mémoire des déportés français dans les pays Baltes. Grâce à vous, nous pouvons dire, toujours avec Robert ANTELME : « Il n’y a pas d’ambigüité. Nous restons des Hommes. Nous ne finirons qu’en Hommes. » Je vous remercie.

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